ça s'écrit

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

dans sa vitesse elle est invisible à l’œil nu

dans sa vitesse elle est invisible à l’œil nu : une figure bougée qui vibre trop vite pour être perçue. c’est un colibri capturé par la lumière stroboscopique et on a décalqué son contour sur le mur. la petite fille s’essaie à quelques postures dans l’éternité provisoire de son enfance mais tout le monde se souvient qu’entre les arrêts sur image elle se précipite en criant dans le jardin saute à cloche-pied derrière le palet de la marelle enchaîne les roues sur la pelouse court si vite grimpe si haut que rien d’elle n’impressionne la pellicule. oui mais elle sait aussi se ralentir à volonté. elle décélère au frein moteur mime la vie à très bas régime : un ralenti extrême à la limite de la taxidermie avec rétines en boutons de bottine. pour se rendre manifeste elle suspend sa vitesse. elle l’épingle au mur et la plaque à plat. elle s’applique par transfert mural à la lévitation (c’est une décalcomaniaque). résumons ce chapitre illusion d’optique : elle modère progressivement ses allures naturelles décompose ses mouvements en images/seconde ou moins pour se mouvoir en saccades lentes — maintenant elle commence à apparaître — puis elle se condense et prend forme comme une solution précipite. belle prise. au détour d’un détourage elle s’immobilise. une ligne cousue de fil rouge l’enlace de son lasso la lie et ligote les polypes excroissances greffes et appendices de la demoiselle. docile elle accepte la laisse et garde la pose : elle s’expose (dans une imprévisible et nécessaire image de volume nul). • la décélération sur place est très violente. elle met à mal l’instable cohésion corporelle des filles : et la voilà jetée hors d’elle-même étalée dans l’étendue happée par l’espace grand ouvert. expulsée exposée comme n’importe quelle res extensa et bâtie à plate figure elle se retrouve placée en suspend entre terre et ciel sol et plafond. elle se retire à la surface à même la paroi de la grotte et s’absente engourdie dans un coma vigil. mais dans son indifférence même elle diffère. diffère d’elle-même indéfiniment. s’espace s’écarte en se déployant pli épaulant pli côté coudoyant côté elle présente tous ses profils de face et se latéralise en à-plats reportés déportés d’elle même. à mesure elle abandonne ses abatis se sépare de ses parcelles et se retranche dans le dehors — vaste et vacante comme lui. (dehors se répètent les morceaux du dehors[1]). • au cours de ce ralentissement vertigineux le corps se disjoint s’écartèle. comme autrefois Osiris il se démembre. il se sépare de lui-même activement laisse tomber mues et dépouilles. il se sépare et s’éparpille dans chacun de ses nombres miettes poussière débris pollinisés qui poudroient maintenant accrochés dans la lumière. articulations balbutient jointures se dégondent. tenons et mortaises tendons et prothèses s’expulsent mutuellement. viscères quittent leurs logements dents se déchaussent orteils appareillent alvéoles s’envolent écartent la cage thoracique rotules ricochent têtes de fémur se déhanchent font le mur. on dénombre : un bras détachable un cœur excisé avec ses raccords un pied désassorti une oreille trouvée sur le trottoir après l’attentat un œil autonome et sans paupière et de la rosée lacrymale en gouttelettes de vif-argent. tous fragments ne se touchent pas mais s’attirent et se repoussent se maintiennent dans la distance et dans l’air comme les ex-voto épinglés sous les voûtes des chapelles. membres viscères organes par morceaux se désamarrent dérivent et flottent en fragments incontrôlables[2] dans l’espace qui les suspend. puis se disposent à nouveau selon diverses configurations mais sans plus jamais faire corps : agencent une constellation fugace de corpuscules autarciques un amas d’objets stellaires en expansion centrifuge — comme un essaim s’exaspère. et pour le corps qui se disperse dans cet étoilement de molécules il y a alors un grand soulagement. ce beau désordre qui libère la matière organique et la redistribue la restitue à la totalité cette défaite se fait dans l’allégresse d’une dilatation jusqu’aux dimensions du monde — et ainsi à l’heure de notre mort.


 
[1] Israël Eliraz, « Comment entrer dans la chambre où l’on est depuis toujours », José Corti, 2003
[2] Idem 

© mc gayffier, 2007 — écrit pour l'exposition de Françoise Pétrovitch au Centre d'art contemporain du Parc Saint-Léger à Pouges-les-Eaux, 2007

 

 

 

cinq synchronies

texte écrit en écoutant attentivement les
« Cinq synchronies » d'Antonin Tri Hoang
interprétées par le Quartet Novembre(Élie Duris,batterie ; Romain Clerc-Renaud, piano ; Thibault Cellier, contrebasse ; Antonin-Tri Hoang (saxophone)
Commande et création enregistrée le 22 novembre 2014 à Radio France

diffusion intégrale du dimanche 14 décembre 2014, sur France Musique, "Alla breve".

 
1                beau temps de nuage dérive se découd
en guenilles & monk œur léger comme une sphère
dans le feuillage coupé-collé x fois il y a un woody
woodpecker railleur qui commente la poursuite panique
                  la basse pique un sprint et tout le monde
cavale après la bête en fuite en feinte enfouie
enfin dans les buissons cicatrisés
(puis un crépuscule inquiet tombe par calmes paquets)
2               un rubato à la dérobée mais c’est plutôt un
vol à la tire et précisément calculé
l’inexorable escalier sans fin sans fond
et la bienveillante concordance sans intention
                  déclinent et creusent l’écart en
chutes répétées ne se rejoignent jamais
                  et puis si : s’atteignent et s’éteignent
dans la douceur dernière
3               longue ouverture de diaphragme (sans
développement) où jeter fragments
tessons imprévus et bris de glace
miroitements de nuage ou encore :
sur un trait d’union soufflé persistant et posé
en aplat de menus accidents éboulements miniatures
                  ou catastrophes en série comme
se détraque Le Cours des Choses
4               (le nôtre) avec &a 100 métronomes trois
électrocardiogrammes empilés
se contredisent à contre kœur qui battait
dans le souvenir du Roi de Takicardie
se défait perd pied en extrasystoles fait place à ça
qui s’y glisse entre hoquets et cliquetis de l’armature
désamarrée et de ses phrases à rallonges
recouvre
5               des arêtes ébouriffées diffractent se risquent dans
le jardin aux sentiers qui bifurquent
une incohérence fourchue gesticule
qui fatigue sait devoir finir
on passe un seuil on pénètre dans la zone
de fin (c’est par là) avec une attentiste
attention à l’ombre portée de la ligne d’horizon qui 
                  s’avance



© mc gayffier, 2015


fauteuil

(les mains, les truites)



 
 photo : Saul Fletcher
 
 
Dans une pièce dont les murs ont été mis à nu, enduits et préparés dans l’attente d’une couche de peinture peut-être ; dans une pièce vide et s’emplissant latéralement d’une lumière blanche comme en hiver, une pièce qui pourrait être un atelier puisque qu’on y voit des traces de peinture comme si quelqu’un avait essuyé ses doigts à même le mur ; dans cette pièce pleine d’air un fauteuil inoccupé tourne le dos à la lumière, ce dos que le contre-jour découpe en échelle, et étend horizontalement les bras. Entre ces bras, un vide. On peut encore y lire la forme du roi qui s’est tenu sur ce trône pendant quelques mois, les yeux au sol et la tête penchée en avant, la tête plus basse que les épaules, les coudes ouverts posés sur les accoudoirs, ceux-là mêmes qui se tendent continûment vers moi, qui suis la fille aînée du roi, quand j’y reviens — maintenant en pensée et au hasard de la rencontre d’une photo, cette photo.

Pendant plusieurs mois et pendant de longues journées, le roi est resté assis, les mains pendantes, pâles et inactives, et ce sont bien ce fauteuil souverain et ces mains inutiles qui l’avaient fait roi, tardivement, puisqu’un roi ne touche à rien, ne joue ni ne travaille (ne lui auraient servi, ses mains, qu’à saluer la foule du haut d’un balcon royal accroché à la façade d’un palais royal sur une place royale, mais ce roi-là n’avait jamais habité un palais et quand il saluait naguère, la foule ne comptait que sa cousine par alliance, la charcutière du quartier et deux caissières du supermarché).

                  Dans la salle commune et javellisée, somnolant dans ce dernier fauteuil — aussi bien chaise percée, puisque — le roi s’absente et fuit. Il n’est plus de joint, de garniture assurant un contact parfait et étanche, pour l’enserrer, le contenir. L’ancienne cohérence s’est désaccordée. Ses mains tremblent, tentent de s’accrocher l’une à l’autre et ne se rejoignent pas.
                  Rien ne peut retenir la perte, elle file entre ses doigts comme une truite froide.

                  Dans son rêve sans fin, maintenant, il laisse fuir toutes les truites, toutes. Même celles qu’il pêchait adolescent, les mains engourdies par l'eau glacée du torrent — et alors il pouvait arrêter le glissement des truites, les saisir dans leur fuite et les rapporter en courant à sa mère, qui les mettait aussitôt à la poêle pour le déjeuner. Il laisse s’échapper toutes les truites, il leur rend infiniment la liberté.

                  Ses mains entrouvertes et somnambules ne peuvent plus rien saisir, rien retenir, mais elles se laissent prendre doucement et se confient à ma main d’enfant devenue grande. Jusque dans mon âge adulte, mon père le roi, tendant le bras en arrière sans se retourner, saisissait ma main dans la sienne avec sûreté, confiant dans la confiance qu’elle inspirait. Quand cette main chaude et sèche prenait ma main, la paume contre sa paume carrée (elle s’écaillait répétitivement, comme si elle avait toujours plus à donner), traverser la rue était un acte simple et sûr, qu’aucune angoisse ne paralysait.

Le roi avait-il souvent tenu la main de cet autre roi, son père, ce roi paysan disparu si tôt dans son enfance ? Sans doute quelques fois seulement, puisqu’ils avaient vécu si peu de temps ensemble dans leur royaume de montagne où il n’y avait pas de rues à traverser. Il y avait des chemins de cailloux, des forêts sombres, des prés en pente qui tombaient dans la rivière et sur cette rivière il y avait un pont et en amont de grosses pierres plates qui formaient un gué où il était facile, à la belle saison, de passer l’eau rapide et froide, peut-être en donnant la main à son enfant.

Mains chaudes, truites froides — l’un après l’autre, à plus de quatre-vingts ans d’écart, le père puis le fils passeront le Styx de cette petite rivière agitée, étincelante. Une nuit, à l’approche du printemps, le jeune roi père du roi s’était perdu dans la montagne et dans la tempête la neige l’avait enseveli à genoux. Personne ne l’avait pris par la main pour cette ultime traversée où, la pensée engourdie par le froid, il s’était oublié lui-même dans un rêve immaculé.

                  Et peut-être, dans son grand âge, le roi était-il parti à la poursuite du rêve de son père, la nuit où il s’était enfui de l’hôpital où on l’avait admis hébété et ignorant de ce qui l’avait mené là mais décidé à retrouver sa liberté, sa maison, la nuit où il avait parcouru en pyjama et pantoufles près de six kilomètres dans la neige ? Sa voisine de palier l’avait trouvé assis devant sa porte dont il n’avait pas les clés.

                  Maintenant, dans la salle du trône de l’établissement médicalisé où toute la cour sommeille sous la lumière vacillante et saccadée d’un large téléviseur au murmure lointain, le roi dort beaucoup et rêve. Il dort assis dans le fauteuil, la tête plus basse encore, à la verticale d’un fil de salive, et ses mains pendent à ses poignets comme des gants vidés.

                  Quand je réveille le roi, il relève un peu la tête, mais toujours elle reste plus basse que son col, comme suspendu à une patère, pater. Son regard terni est tourné vers l’écran intérieur où un rêve se continue encore. Dans cet âge-là les rêves ont pris possession de son être. Mais il fait un effort, son regard tente de percer l’eau trouble de ses iris, de remonter vers la surface où mon visage se penche, d’aller vers une reconnaissance qu’il atteint enfin avec un demi sourire. Et sa voix d’autrefois, intacte et moqueuse, redit alors une sienne formule, un banal refrain d’enfance, trivial et magique d’être si miraculeusement revenu à propos : « tiens, mais c’est ma Titine ! »

                  La royale et paternelle formule, tendre et ridicule, est un sésame. Je la garde dans l’oreille, je peux l’entendre à volonté, autant de fois que je le souhaite. Je l’entends encore, je l’écoute en moi. Et la main du roi, sa main toujours chaude, a laissé son empreinte, paume contre paume, dans les mains de ses enfants, de ses petits-enfants, et pour quelque temps encore.

                  Un matin le roi n’est plus revenu s’asseoir dans le fauteuil. Dans la salle, le trône à roulettes est demeuré vacant, les bras tendus vers personne.
                  Ensuite le roi pêcheur a commencé de s’éloigner sur place, se retirant, hors d’atteinte, allongé sous un drap d’hôpital. Il est maintenant retenu par-delà le courant de ses rêves dont il ne peut plus repasser le gué. Sa bouche ouverte est ronde et noire, étonnée et laborieuse dans l’effort de faire entrer et sortir et entrer l’air, cette douleur. Ses mains sont repliées, étroitement fermées comme les bivalves qu’il pêchait aussi, à marée basse.

                  Un soir qui sera le dernier, je parviens à glisser ma main dans sa main verrouillée et moite, et j’y reste un moment. Quand je la retire, ma paume garde la puanteur de la main du roi, si durement fermée qu’on ne peut plus la laver des sueurs de l’agonie. Ma main que je flaire longtemps a l’odeur du poisson, une odeur fade et bouleversante de vase froide, l’odeur de la dernière truite, celle que le roi tente de retenir serrée. La truite qui l’emmènera au fond du gour sans fond.


                  Dans une pièce dont les murs ont été mis à nu, enduits, plâtrés, poncés, leurs cicatrices lissées dans l’attente de leur mise en peinture, comme dans ces chantiers domestiques que le roi aimait entreprendre ; dans une pièce vide qui est peut-être un atelier puisque que sur le mur on voit une trace de peinture, celle d’une main qui s’y est essuyée ; dans une pièce vide s’emplissant latéralement d’une clarté blanche comme en hiver, un fauteuil tourne le dos à la lumière et tend ses bras.





© mc gayffier, 2016



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un abc de l'illisible

[à propos de l'exposition "lisible/illisible", bibliothèque Sigmund Freud, Paris, novembre 2014 - juin 2015]

 











 

 

le bungalow

[à propos de l'exposition "archisculpture/archipeinture : une mise à plat", La plus petite galerie du monde ou presque, Roubaix, mars 2015]

 

 

 


restes sur la réserve

[à propos de l'exposition "du reste" à l'atelier, septembre 2014]

 

ce qui dépose
ce qui dispose
ce qui repose

ce qui jonche
ce qui parsème
ce qui sédimente

ce qui éboule
ce qui barbouille
ce qui éclabousse

ce qui gicle
ce qui bave
ce qui répand

ce qui laisse
ce qui lâche
ce qui tache


ce qui détache
ce qui évacue
ce qui capitule

ce qui amalgame
ce qui confond
ce qui encrasse

ce qui fange
ce qui poisse
ce qui salit

ce qui abandonne
ce qui renonce
ce qui retire

ce qui signale
ce qui inscrit
ce qui affecte


ce qui témoigne
ce qui marque
ce qui tient

ce qui reste

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les restes à accommoder
les restes à l’écart
les restes à faire
les restes à finir
les restes à prouver
les restes à quai
les restes à savoir
les restes à terre
les restes au fond du trou
les restes au garde-à-vous
les restes au lit
les restes baba
les restes bouche bée
les restes bras croisés
les restes calmes
les restes chez soi
les restes cloués sur place
les restes courtois
les restes courts
les restes d’espoir
les restes dans la main
les restes dans le doute
les restes dans le vague
les restes dans leur coin
les restes dans leur tour d’ivoire
les restes de divisions
les restes de glace
les restes dehors
les restes de marbre
les restes de purée
les restes dus
les restes en arrière
les restes en carafe
les restes en chemin
les restes en contact
les restes en place
les restes en plan
les restes en rade
les restes en suspens
les restes en travers de la gorge
les restes en vie
les restes en vigueur
les restes entendus
les restes entre nous
les restes fermes
les restes ici
les restes immobiles
les restes impassible
les restes là
les restes le bec dans l’eau
les restes les bras ballants
les restes lettre morte
les restes maîtres d’eux-mêmes
les restes muets
les restes pantois
les restes pas moins
les restes plantés là
les restes pour compte
les restes sans mot dire
les restes secs
les restes sourds
les restes stupéfaits
les restes sur l’estomac
les restes sur la brèche
les restes sur la défensive
les restes sur la réserve
les restes sur le carreau
les restes sur le cœur
les restes sur le cul
les restes sur les bras
les restes sur leur faim
les restes sur leur position
les restes sur leur quant-à-soi
les restes sur un échec
les restes sur une première impression
les restes tranquilles


© mc. gayffier, septembre 2014

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